Tetes de Montparnasse - By 
                  Nesto Jacometti
                  
                  Oreste Zeluk, Editeur
                  Librairie P. M. Villain
                  10, rue de l'Abbé-Groult
                  Paris 
                
                   
                      | 
                  
                   
                     
                      Cathérine,Spanish Girl 
                      1933  | 
                  
                
                Le cyclone était passé en hurlant 
                  ses coléres, sur la rade de New-York, et déjà 
                  le météore biblique, dans l'air humide, jetait 
                  son arc aux sept couleurs, pour annoncer la paix.
                  
                  Quelle ne fut pas la surprise des paisibles citoyens, à 
                  la sortie des trous provisoires où la rafale les avait 
                  fourrés, de voir à quarante mètres plus 
                  haut que leur nez, blotti dans la main de la grosse femme de 
                  Bartholdi, un tout petit bonhomme, nu, grave et ridicule, le 
                  séant posé sur ses jambes croisées, qui, 
                  en pinçant les cordes d'une guitare du Quattrocento, 
                  déclamait le Paradis de Dante.
                  
                  Toute la ville courut au port, pour voir cet homme phé-noménal 
                  qui, aprés avoir tourbillonné dans les spirales 
                  des vents orageux, tant sur eau que sur terre, était 
                  resté là dans la main tendue de Miss Liberty, 
                  comme un déchet inutile, en chantant aux Guit-guits ce 
                  que les hommes ne pouvaient pas comprendre.
                  
                  Il fut descendu à terre par les pompiers.
                  
                  La Ville, en croyant au prodige, lui réserva un accueil 
                  triomphal. Qui était-il? D'où venait-il? Mystère. 
                  Le cyclone l'avait amené.
                  
                  Il ne parlait que le latin et le poétique idiome de « 
                  Fiorenza ». Son « dolce conversare » était 
                  constellé de fioritures lyriques.
                  
                  Mais les Américains sont des gens à l'esprit pratique. 
                  Ils l'habillèrent en homme du xxe siècle, ils 
                  lui apprirent à parler « américain » 
                  et lui donnèrent une carte d'électeur au nom de 
                  Stillman et au prénom d'Ary, c'est-à-dire « 
                  homme-lion tranquille ».
                  
                  C'était un homme tranquille et d'ailleurs il avait bien 
                  excité la curiosité publique à un degré 
                  suffisant pour lui attribuer également le prénom 
                  de Lion.
                  
                  Puis, on lenvoya se promener dans les rues de la Capitale.
                  
                  C'est ainsi qu'Ary Stillman (pour le siècle) descendit 
                  dans la rue et poussé par une folle envie d'aventures, 
                  entreprit de longs voyages à travers les plaines, les 
                  eaux et les montagnes.
                  
                  Il cacha ses yeux myopes derrière les lentilles vertes; 
                  ainsi le monde lui parut plus gai. A chaque tournant il tremblait 
                  d'émotion et de joie.
                  
                  Sur les dalles des carrefours, devant les portes mysté-rieuses 
                  des maisons closes, sous la jaunâtre lumière des 
                  becs de gaz, il entonna son chant de trouvère sentimental, 
                  toujours en pinçant les cordes de sa vieille guitare.
                  
                  Une nuit de lune, il fut ramassé à la Brandenbourgestor, 
                  par une paire de gros flics berlinois qui, sourds à son 
                  allo-cution étrange, lui collèrent quinze jours 
                  de « violon ».
                  
                  Ce fâcheux malentendu fut l'épilogue de sa carrière 
                  de troubadour. Désormais il avait visité la croûte 
                  terrestre en long et en large. Hélas, il avait compris 
                  I'époque bouleversée dans laquelle ses multiples 
                  métempsycoses avaient fini de le rejeter. Désormais 
                  il savait que les vieilles chansons du bon vieux temps n'avaient 
                  plus aucun charme pour les hommes nouveaux.
                  
                  Mais tout en restant fidèle à son esprit premier, 
                  aux voix intimes de sa conscience d'artiste, il cessa de chanter 
                  et par d'autres moyens il continua à donner les palpitations 
                  chaudes de sa poésie.
                  
                  Sa guitare lui servait merveilleusement de palette de peintre 
                  et ses cordes entretissées et mâchées aux 
                  extrémités, de pinceaux.Et il se mit à 
                  peindre, du matin au soir, en jouant sur d'anciens motifs, et 
                  en évoquant la sereine humanité de ces visages 
                  que jadis il admira chez le maître Titien ou chez son 
                  ami le Ghirlandaio. 
                  
                  Stillman se révèle un artiste très délicat, 
                  un observateur intelligent, un coloriste bien efficace.
                  
                  Son oeuvre est empreinte de calme, de paix, de musicalité.
                  
                  Il a longuement étudié et profondément 
                  observé les chefs-d'oeuvres de la Renaissance, où 
                  il a puisé les sources mélodieuses de son art.
                  
                  Les visages de ses femmes (il en a une jolie collection, le 
                  veinard !) ont la même expression noble et sereine que 
                  les Madones de Siène.
                  
                  Tout autour respire un sens de belle nostalgie, un certain mysticisme 
                  familier.
                  
                  Attitudes ravies de beautés blondes et de beautés 
                  brunes, aux prunelles adoucies par des visions de rêve.
                  
                  Figures charmantes, délicatement inscrites en des pé-nombres 
                  vaporeuses et polychromes.
                  
                  Les paysages de Stillman tremblent dans la clarté épanouie 
                  des couleurs impressionnistes, et ses « intérieurs 
                  » se recueillent attentivement dans un bain de lumière 
                  har-monique.
                  
                  L'oeuvre de Stillman est l'émanation instinctive d'un 
                  tempérament lyrique, vibrant de dévotion et tendu 
                  vers les recherches de la beauté idéale.
                  
                  Sur des motifs traditionnellement latins il cherche à 
                  fixer une sobre personnalité. Parfois il semble partir 
                  dans les royaumes de visions hardies, que déjà 
                  une voix intérieure le rappelle en arrière.
                  
                  Alors il revient à ses vieilles ballades et il peint 
                  des sobres tonalités, fidèle aux lois sublimes 
                  que son coeur a choisi.
                  
                  Vrai musicien de la couleur, il sait qu'une note bâtarde 
                  ou une tonalité barbare, pourrait résonner faux 
                  et réduire au néant une symphonie pleine et harmonieuse.
                  
                  La sensibilité et la trépidation s'épousent 
                  dans l'oeuvre de Stillman et forment un ensemble heureux, d'où 
                  de radiantes figures semblent s'envoler dans une apothéose 
                  de jouissance.
                  
                  Ce jeune peintre, sobre et modeste, nourri d'une pro-fonde culture, 
                  scrupuleusement attaché à une puissante tradition, 
                  poursuit son chemin, sans hâte et sans nervosité, 
                  confiant en ses forces et en ses moyens.
                  
                  Son regard fiévreux se plonge dans la ligne radieuse 
                  d'un horizon de feu.
                  
                  Et là, où vibre un violent appel de lumières 
                  épanouïes, il voit surgir la vision sereine d'une 
                  madone siennoise ou d'une bergère du Ghirlandaio, qui 
                  lui sourient d'un air familier.